On décrypte les stratégies Instagram des pros du spectacle
[Hors-Série #12] - Ou la masterclass tranquille d’une communicante culturelle qui préfère les loges aux dashboards.
À force de causer content marketing sur les réseaux sociaux, stratégie éditoriale, funnels de conversion et autre anglicisme à faire défriser la moustache d’un prussien, on a fini par oublier un truc fondamental :
Les réseaux sociaux, à la base, c’était pas fait pour vendre des trucs. C’était pour parler à des gens.
Bah ça tombe bien. Aujourd’hui, dans ce 12ème hors-série, je vous propose d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus cool.
Mais genre, vraiment ailleurs.
Dans un coin où, au hasard, la performance ne se mesure pas à coups de CPM mais de frissons dans la salle et de spectateurs debout qui applaudissent à s’en rompre les mimines.
Ce coin-là, c’est celui de Rosanne Coutaud, notre interviewée du jour pour ce hors-série.
Consultante en stratégie digitale pour les producteur·ices de spectacles, Rosanne vient à l’origine du monde de la “Culture” - celle qui te fait bosser comme un forçat avec des petits budgets et des backstages qui sentent la sueur et la tisane à 3h du mat’. Tout ça pour un SMIC alors que t’es bac+5.
Pendant que le marketing digital recherche désespérément l’authenticité dans ses prompts ChatGPT, Rosanne l’a trouvée chez les artistes, dans leurs loges, les feuilles de salle et les stories mal cadrées mais osef, car c’est ça que le public recherche.
Aujourd’hui, elle ne fait pas du “contenu”. Elle aide les producteurs & les artistes à se visibiliser (et à remplir leurs salles par effet de levier).
Parce que dans ce secteur-là, un compte Instagram mal foutu ne fait pas juste “baisser le reach”. Il peut flinguer une tournée ou une demande de subventions.
Alors non, elle ne vend pas des hacks, des carrousels ou des “templates Canva irrésistibles”.
Elle vend de la cohérence éditoriale, de l’incarnation et surtout une vraie compréhension du public culturel.
Et c’est là que je vous propose de faire un petit pas de côté.
De quitter un instant les landings, les SaaS et les influenceurs B2B pour plonger dans un autre écosystème. Un écosystème fragile, passionné, mal foutu parfois - mais terriblement humain.
Petite présentation en bonne et due forme
Alex - Bon, Rosanne, pour celles et ceux qui ne te connaissent pas encore (shame on them), tu peux te présenter un peu ? Et me dire ce qui t’a amenée à faire ce taf de consultante Instagram pour les producteurs de spectacles ?
Rosanne - Si on remonte un peu, j’ai commencé par un bac L avec option artistique + derrière une licence de Lettres modernes orientée transmission des savoirs (oui oui, celle où t’expliques à table que t’as pas choisi la voie du salariat tranquille), et enfin un master en communication culturelle, axé publics générationnels. J’ai ensuite travaillé pendant six ans dans des structures culturelles, festivals, salles, lieux de création. De l’intérieur, donc.
J’ai dû tenir la barque en m’occupant à la fois de la com, la compta, le marketing, la logistique ou l’organisation, 0 budget (bien évidemment) et une belle pression sur les épaules, surtout en travaillant avec des gens qui changent souvent d’avis du jour au lendemain, ce qui m’a amenée, au bout de ces 6 ans, à finir en burnout. Mais bref. Je vous passe le CV.
L’important à retenir je pense, c’est que je lis beaucoup, que je vais au théâtre et à l’opéra dès que je peux, et je suis convaincue qu’il n’y a pas UNE bonne façon de faire de la culture. Mon travail, c’est de rendre ces contenus accessibles, transmissibles, vivants. Même - surtout j’ai envie de dire - en ligne.
Alex - Et aujourd’hui, avec les baisses de subventions, les lieux qui ferment ou survivent en attendant d’improbables jours meilleurs… j’imagine que bosser avec les institutions culturelles, c’est pas de tout repos ?
Rosanne — Honnêtement, hormis les rares têtes d’affiches, ça ne l’a jamais été. Mais oui, c’est devenu encore plus tendu ces dernières années. Et pour être honnête, c’est aussi ce qui m’a poussée à me tourner vers d’autres acteur·ices du secteur : les producteurs privés, les salles indépendantes, les lieux hybrides. Non pas parce que j’ai tourné le dos aux institutions, mais parce qu’il y a souvent plus de marge de manœuvre, plus de réactivité, et souvent plus de budget (même si ce n’est pas Vegas non plus).
Cela dit, l’argent n’est pas la seule motivation, sinon ça ferait longtemps que j’aurais déserté ce métier. Il y a aussi une vraie envie, chez ces acteur·ices-là, de faire bouger certaines lignes. De tester, de se montrer, d’assumer une parole éditoriale plus incarnée, parce qu’intuitivement, ils sentent que c’est la bonne direction. Et ça, pour une communicante comme moi, c’est très intéressant.
Bookstagram, stories et spectacle vivant
Alex - Ce qui nous amène à Instagram. T’as créé là-dessus une communauté Bookstagram de près de 2000 abonné·es, c’est ça ?
Rosanne - Oui, c’est ça. C’était un projet très personnel au départ : je partageais mes lectures dans la communauté Bookstagram, je faisais des chroniques régulières - une tous les deux jours au début, donc autant de livres lus entre temps ! Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins le temps, donc le compte est un peu en jachère… mais je continue à recevoir de temps en temps des services presse de maisons d’édition et à publier des petites choses. Ça me sert aussi de vitrine pour montrer ce que l’on peut faire concrètement sur Instagram, même si j’ai récemment relancé un compte pro pour ça.
Alex - C’est une belle preuve que la régularité ne fait pas tout : quand t’as su créer du lien, même un compte au ralenti continue d’exister.
Rosanne - C’est ce que j’essaie de transmettre aux artistes et producteur·ices que j’accompagne. Sur Instagram, la performance ne vient pas seulement d’un algorithme capricieux, mais de ta capacité à être là, vraiment. À raconter, à échanger, à assumer une tonalité claire. Et à montrer les coulisses, les aspérités, pas seulement les affiches bien léchées, c’est ce que j’ai essayé de faire dans les derniers spectacles que j’ai accompagnés.
Alex - Et du coup, pourquoi Instagram pour les pros du spectacle ? Qu’est-ce qui en fait un canal si crucial à leurs yeux ?
Rosanne - Parce que c’est là que le public est, tout simplement. Et surtout : c’est là que le lien peut se créer avant l’achat de billet. Entre deux stories, un reel peut-être un peu maladroit et un post qui fait mouche, tu construis une familiarité, une présence. Quand tu bosses dans le spectacle, t’as besoin que les gens aient envie de te voir en vrai, de casser les murs, de voir les coulisses au sens propre. Et ce désir-là, il peut naître sur Insta.
C’est aussi un réseau parfait pour mettre en valeur une esthétique de scène, une ambiance, une émotion. Mais attention, justement : c’est trop facile de tomber dans le piège du “joli” vide. Une belle photo, c’est bien. Un bon contenu qui s’adresse au bon public, c’est mieux.
Alex - J’imagine qu’il y a beaucoup de réticences dans le milieu, genre “on n’a pas le temps”, “on a déjà une page Facebook ça suffit”...
Rosanne - C’est un discours que j’entends parfois. Et je le comprends : beaucoup de pros de la culture sont déjà à bout de souffle, pour diverses raisons en fait, et le contexte actuel aide encore moins. Rajouter une couche numérique, c’est souvent vu comme un fardeau de plus qui sera délégué à un stagiaire ou un service public pendant 3 mois, et après bye bye. D’ailleurs, petit aparté, les structures culturelles qui ont des pros qui s’occupent exclusivement de la com, on peut les compter sur les doigts d’une main. Ce travail, oui, il est généralement confié à des stagiaires de passage ou à des services publics, ce qui n’aide vraiment pas à l’effectuer de façon sérieuse…
Bref, quand je montre concrètement qu’un compte Instagram peut intéresser un programmateur, créer une dynamique de bouche-à-oreille, ou quand ça se passe bien faire venir du monde dans la salle, ça commence à intriguer. Le déclic, c’est quand ils comprennent que c’est pas juste un supplément bienvenu, c’est un levier de diffusion à part entière qui est aujourd’hui, plus que jamais, critique pour le monde du spectacle.
Que fait le public quand il cherche à se renseigner ? Il ne se contente pas d’aller sur un site Internet, il va aussi voir les comptes sociaux, et s’il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent ou, pire encore, si les contenus ne sont pas du tout adaptés…
Pas de hacks, mais une feuille de route bien ficelée
Alex - OK, donc tu connais Instagram comme ta poche, tu sais qu’il peut générer de la vraie visibilité pour un spectacle... Mais dans les faits, tu bosses comment avec tes client·es ?
Rosanne - Je dirais que ça commence toujours pareil, il n’y a rien de révolutionnaire : par une écoute très fine de leurs besoins. Certains viennent pour une refonte complète du compte, d’autres pour apprendre à gérer eux-mêmes leur présence digitale (souvent les artistes d’ailleurs), et puis il y a celles et ceux qui veulent tout déléguer parce qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils ont besoin de se concentrer sur autre chose, mais qui savent que c’est important.
Mais dans tous les cas, je ne dégaine pas des “tips” génériques. J’analyse leur compte, j’audite leur public, leur positionnement, leur communication, leur capacité à produire du contenu. Et ensuite, je propose une feuille de route vraiment sur mesure.
Alex - Tu fais du contenu toi-même pour eux ?
Rosanne - Oui, je publie des posts, des stories ou je monte des reels - le montage vidéo, c’est une partie que j’adore et sur laquelle je me suis formée en autodidacte au fur et à mesure.
Mais “produire” du contenu, ce n’est pas mon objectif principal. Ce que je veux surtout, c’est leur permettre de reprendre le contrôle sur leur communication. Souvent, ce qui manque, c’est une colonne vertébrale : une ligne éditoriale claire, des formats identifiés, une routine simple et réaliste, ainsi qu’une meilleure connaissance de “l’outil” Instagram.
Alex - Donc t’es plus “méthode” que “miracle” ?
Rosanne - Oui, et plus “confiance” que “recette magique”. Mon but, c’est de donner à mes client·es une autonomie stratégique : qu’ils sachent pourquoi ils publient, à qui ils parlent, et comment mesurer ce qui fonctionne. Je ne crois pas aux injonctions du type “faites comme ça, c’est ce que l’algorithme adore cette semaine”. Je crois aux fondations solides : une identité claire, une vraie vision de ce qu’on veut transmettre, et des outils adaptés pour y parvenir, ce que n’ont pas 90 % des structures culturelles d’ailleurs.
Alex - Tu fais aussi beaucoup de pédagogie, non ? Parce que j’imagine qu’il y a pas mal d’a priori à déconstruire.
Rosanne - Forcément. Certain·es structures ou producteur·ices pensent qu’Instagram, c’est juste des visuels, des hashtags, des publications pour mettre son affiche de spectacle dont tout le monde se fiche... Ou bien ils ont peur d’y aller parce que “c’est trop jeune”, “c’est pas pour eux”. Et puis il y a parfois cette idée que ça doit absolument servir à “vendre”, à “remplir les salles”. Ça c’est le but ultime, quand tout va bien. Mais avant ça, il faut nouer des liens avec son public, sinon ça ne peut pas fonctionner, on n’est pas vraiment dans une logique B2B voire B2C.
Alors je prends le temps d’expliquer. D’accompagner le changement. De rassurer. C’est essentiellement ça en fait, rassurer. Je leur montre qu’on peut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux non plus. Que leur public n’attend pas une communication parfaite, mais sincère. Et que non, un bon post ne se mesure pas uniquement en likes.
Après, je rencontre de plus en plus d’acteurs culturels qui sont bien conscients qu'ils font du “vite-fait” sur Instagram, alors que ce réseau devient leur vitrine principale pour un spectacle. Ils sentent qu’il y a une grosse carence dans leur communication et qu’ils ont besoin d’y pallier. Ça aide beaucoup.
Alex - Ok, et si on revient à la base ? Concrètement, si demain je monte un spectacle et que mon compte Instagram ressemble à rien, avec 3 abonné·es qui se battent en duel, on commence par quoi ?
Rosanne - D’abord, on respire, et on arrête de penser qu’un compte Instagram, ça se “monte” comme un meuble IKEA avec une notice universelle. Comme je le disais, le premier réflexe, c’est de poser les fondations. Je commence toujours par un audit du compte existant (s’il y en a un), et un repérage : qui parle déjà du projet ? Qui sont les abonné·es ? Est-ce qu’ils sont actifs ? Quels contenus fonctionnent ? Et surtout, à qui on veut parler ?
Ensuite, je définis avec eux une ligne de communication claire : quels sujets, quel ton, quels formats, et surtout… quel rythme réaliste pour eux. Déjà, ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la cohérence. Ensuite, il faut tenir dans la durée, ça ne sert à rien de prévoir un reel par jour si personne n’est capable de les tourner. Car si moi, je monte les reels par exemple, il faut bien quelqu’un pour obtenir la matière, la créer, et c’est souvent les artistes eux-mêmes qui s’en chargent en coordination avec moi, voire les metteurs en scène.
L’équilibre n’est pas facile à trouver car, bien évidemment, les artistes sont déjà très occupés, et la plupart ont une vie professionnelle en-dehors du spectacle. Sur Black Legends, par exemple, l’un des artistes est professeur dans le secondaire.
Alex - Donc c’est pas juste “poste plus souvent” comme on peut parfois le lire ailleurs ?
Rosanne — Le vrai enjeu, c’est de savoir ce qu’on raconte et pourquoi. Un compte qui alterne les annonces de dates, les captations moches et deux reposts de stories presse sans lien entre eux, ça ne construit rien. Il faut créer un fil rouge : une esthétique, un message, un rapport au public. Il faut que ce soit lisible et, surtout, incarné.
Alex - Et ensuite ? Une fois qu’on a le squelette ?
Rosanne - On passe à la phase de test. Et là, il faut y aller en toute modestie. On ne débarque pas sur Instagram en mode bulldozer. Surtout dans le secteur culturel, où le public est passionné mais souvent exigeant. Il sent tout de suite quand c’est surjoué ou quand c’est juste pour “remplir” des cases.
Donc on publie, on observe et surtout, on ajuste. Un mauvais post n’est clairement pas un drame. Ce qui compte, c’est de comprendre comment les gens interagissent, ce qui crée du lien, et de capitaliser ensuite là-dessus quand on a trouvé le bon levier. Ce n’est pas une science exacte, même si certains prétendent le contraire.
Alex - On est loin du “fais des reels et achète des followers”.
Rosanne - Ça c’est l’antirecette. Le but, c’est pas de gonfler ses chiffres, c’est de fédérer une communauté. Et ça passe par des choses simples : des coulisses, des témoignages, des extraits, des questions sincères… Et petit à petit, on introduit des formats plus dynamiques. Pour certain·es, ça peut être un teaser retravaillé, une série de stories thématiques… L’idée, c’est de transformer le compte comme un espace vivant, pas comme un panneau d’affichage avec des dates de tournées - j’insiste là-dessus, mais c’est ce qu’on voit le plus souvent.
Alex - Ce qui ressort aussi dans ce que tu racontes, et que je trouve intéressant, c’est qu’on a une forme d’exigence dans l’authenticité. Tu l’as pas dit comme ça, mais on sent bien que tu pousses pas à “faire du contenu” juste pour faire du contenu.
Rosanne - Et surtout, ce n’est pas une stratégie “au lieu de”, c’est une stratégie “par-dessus”. On peut avoir une ligne éditoriale très construite et rester profondément sincère. L’un n’empêche pas l’autre.
Pour moi, l’authenticité, ça commence par ne pas avoir peur d’être imparfait·e. Trop de comptes cherchent à tout lisser : les réactions, les visuels, les textes, les mises en scène... On finit par ne plus voir l’intention ni la personne derrière. Or, surtout dans le secteur culturel, ce que les gens viennent chercher, c’est un lien humain. Pas un “produit de communication”, ça ne marche pas.
Alex - Et ça veut dire quoi, concrètement, “être authentique” sur Instagram quand on est une salle, un·e artiste, un·e producteur·ice ?
Rosanne - Ça veut dire oser montrer ce qui ne fait pas l’objet d’un communiqué de presse : une loge en bazar, une répétition avec un technicien qui passe derrière avec son échelle, un moment de doute, une joie inattendue. Ce sont ces fragments-là qui tissent la confiance, et donc l’engagement.
Mais ça peut aussi être plus discret, comme un ton plus personnel dans une légende. Je sais qu’on parle beaucoup d’authenticité sur les réseaux, mais l’authenticité ne passe pas forcément par le dévoilement, elle passe aussi par la cohérence émotionnelle, et ça on l’oublie trop souvent.
Alex - Je vois bien : le personal branding, quand il est trop calibré, produit exactement l’effet inverse.
Rosanne - Quand un compte commence à ressembler à un dossier de presse ambulant, les gens se détournent. Ils ne savent plus s’ils parlent à une personne ou à une marque. Or, les gens préfèrent parler aux… gens. C’est bien documenté. Et surtout, ils n’ont plus envie de s’investir émotionnellement. Parce que c’est ça, le fond du sujet : l’engagement, ce n’est pas juste une réaction algorithmique. C’est un acte de réciprocité. Si tu ne donnes rien de vrai, tu n’obtiens rien de profond.
Alex - En gros : on attire pas les gens avec du vernis. On les attire avec ce qu’on dégage.
Rosanne - Voilà. C’est pas juste un “sois toi-même” jeté à la va-vite. C’est un travail subtil, respectueux du projet artistique, du lieu, du public. Les abonné·es restent, ils lisent les posts jusqu’au bout, réagissent, viennent aux spectacles si ça les a conquis. Et surtout, ils parlent de toi. Ils te recommandent. Ils deviennent des relais naturels. Et ça, tu ne peux pas l’acheter.
Créer des liens avec des gens, pas avec des algos
Alex - Sur ce point, faire vivre une communauté, c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile, non ? Parce que lancer un compte, ok, quand c’est bien drivé, on peut s’en sortir. Mais garder les gens engagés, les faire revenir… c’est une autre paire de manchettes.
Rosanne - C’est même, je pense, la partie la plus exigeante du boulot. Beaucoup se disent : “Bon allez, on lance Insta, on poste nos dates, nos affiches, deux ou trois visuels sympas…” Et ça s’arrête là. Sauf que ça ne marche pas du tout comme ça. Une communauté, c’est une entité vivante. Si tu ne l’animes pas, elle s’éteint petit à petit. Et surtout, c’est pas parce que tu publies que les gens vont interagir.
J’en ai fait l’expérience sur Bookstagram : mon tout premier sondage, j’ai eu… cinq votes. Et pourtant, j’avais déjà des abonné·es. Le problème, c’est qu’il faut mériter leur engagement. Le créer. Montrer que tu es là, vraiment, pas juste pour “poster du contenu”.
Alex - Ce qui demande pas mal de patience, de régularité… et de capacité à parler même quand t’as l’impression que personne t’écoute.
Rosanne - C’est pour ça que je dis souvent qu’Instagram, et par extension les réseaux sociaux, c’est un travail relationnel autant que créatif. Les gens ont besoin de se sentir vus, considérés, inclus dans ce que tu fais. C’est pour ça que sur mon compte perso, j’ai lancé des lectures communes, des défis thématiques, des jeux en stories… pas pour “booster mes stats”, mais pour créer des moments partagés. Que ton compte devienne un lieu de rendez-vous, pas juste un support de diffusion, et ça rejoint aussi l’idée que je me fais de la culture dans ses rapports à la transmission.
Alex - Et du coup, une salle ou un·e producteur·ice qui veut juste balancer des posts, mais sans jamais discuter avec les abonné·es, c’est voué à l’échec ?
Rosanne - Disons que c’est voué à l’indifférence. Ce genre de compte, on en voit plein. Ce sont des vitrines mortes. Il n’y a aucune interaction, aucun affect. Et au final, aucune efficacité. Le public ne réagit que s’il sent qu’il y a quelqu’un derrière l’écran. Il faut répondre aux commentaires, aimer les posts d’autres comptes, relayer les réactions, poser des questions… Bref, il faut habiter son propre compte, on revient sur cette notion d’incarnation. Et non, ça ne se fait pas en batchant trois publications le lundi matin.
Mesurer l’impact sans vendre son âme aux KPI
Alex - On peut parler des trucs qui fâchent ? J’ai bien compris que tu jures pas par les likes et les reels qui cartonnent à 300K vues. Mais du coup, comment tu mesures les résultats d’un compte ? Parce que forcément, à un moment, tes client·es te demandent : “Et concrètement, ça a servi à quoi vos machins ?”
Rosanne - Évidemment. Et c’est une question légitime. Mais il faut déjà déconstruire l’idée selon laquelle “performance” = “chiffres visibles”. Un compte qui “buzze” une fois fidélise très rarement une audience, ce n’est pas ça qu’on recherche. Donc ce que je cherche à évaluer, c’est la progression d’un lien, pas un coup d’éclat. Oui, je regarde les métriques classiques : évolution du nombre d’abonné·es, taux d’engagement, portée organique. Mais ça, ce n’est que la surface. Le plus intéressant, c’est quand on commence à recevoir des messages privés, des commentaires qualitatifs, des partages spontanés. Quand le public commence à s’approprier la communication. Là on se dit que le travail avance dans la bonne direction.
Alex - En gros, t’es plus attentive aux signaux faibles qu’aux gros KPI clignotants ?
Rosanne - Exactement. Et puis il y a les effets sur le long terme. Est-ce que le compte est plus vivant ? Est-ce que l’équipe se sent plus à l’aise avec les outils ? Est-ce que la com est mieux relayée par les artistes ? Est-ce qu’on attire de nouveaux publics ? Là, c’est intéressant.
Alex - Et remplir des salles, alors ? Il me semble que t’as dit précédemment que ce n’était pas l’objectif immédiat…
Rosanne - Je ne vais pas mentir : c’est très difficile à prouver noir sur blanc. Il n’y a pas un bouton magique “Insta > billetterie”. On ne peut pas tracer le parcours d’un spectateur du scroll sur son feed à la chaise en rang 5. C’est pas une Google Ads. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de lien.
Quand on commence à avoir des spectateurs·rices qui disent “j’ai vu l’extrait dans vos stories, j’ai découvert l’artiste via ce post”, ou que des posts sont partagés en boucle à deux jours d’une date… ce sont des signaux faibles mais très intéressants. Et parfois, c’est ça qui fait la différence entre une salle remplie à 60 % et un “complet”.
Il faut surtout comprendre que la com ne vend pas le spectacle à la place de l’équipe : elle prépare le terrain. Elle crée le désir, la curiosité, la confiance, et parfois, ce petit déclic de “tiens, j’y vais”. Et ça, dans un secteur où l’offre est pléthorique, c’est déjà énorme.
Alex - Sur quels spectacles tu as travaillé récemment ? Quels chiffres t’as obtenus ?
Rosanne - Alors pêle-mêle, on peut citer Les Fo'Plafonds, Black Legends, Trash!, Opera Locos, Little Rock Story… Je trouve toujours délicat de comparer les chiffres car c’est rarement le même contexte, tous les comptes ne partaient pas du même point, et la stratégie déployée n’était pas identique à chaque fois non plus.
Trash!, par exemple, quand on m’a contactée, il s’agissait de préparer et structurer la stratégie de com, et du compte, avant son passage à La France a un incroyable talent. Les Fo Plafonds, c’était un accompagnement sur la durée, certaines reels que j’ai créées ont percé et de 1000 abonné·es, on est passés à… +1 million d’abonné·es - notez que ça reste exceptionnel. Sur Black Legends, la progression a été plutôt intéressante également, on a énormément travaillé sur des covers diffusées en reels, sur le côté backstage, etc. Et les artistes sont adorables, j’ai vu le spectacle 3 fois et je ne me suis jamais ennuyée.
Un dernier mot pour la route
Alex - C’est quoi le truc dont t’es la plus fière ?
Rosanne - Que l’on me fasse confiance, je pense. C’est toujours délicat d’arriver quelque part, de chambouler des habitudes, de proposer des choses qui paraissent complètement ésotériques pour un acteur culturel un peu tradi.
Sinon, d’un point de vue plus personnel, je dirais le Club du Mardi. Un jour, je me suis dit qu’il serait intéressant de créer une grande lecture commune autour d’un roman d’Agatha Christie ; c’est très fédérateur de lire un roman policier, on est souvent placés par l’auteur comme un lecteur/enquêteur, et plutôt que de se retrouver seul face à son livre, je trouvais très amusant de s’entraider et de deviner tous ensemble l’identité du meurtrier.
Donc j’ai créé le Club du Mardi. Comme mes lecteur·ices, je découvre le livre en même temps qu’eux, on fait des hypothèses, certain·es vont très loin. La seule différence, c’est que j’anime le jeu en même temps, c’est un peu de travail supplémentaire pour moi. La première fois, j’ai invité en Story mes abonné·es à s’inscrire à cette lecture commune, et j’ai mis une limite de 20 personnes – on ne s’en rend pas forcément compte, mais c’est déjà énorme pour une lecture commune, car tout le monde doit pouvoir s’exprimer.
Ça s’est rempli très, très rapidement, et puis on a commencé la lecture tous ensemble. Moi, de mon côté, je créais de l’engagement via des sondages qui n’étaient adressés qu’aux lecteur·ices du roman, et qui rythmaient la lecture : tous les soirs à 18h, je publiais un sondage composé de 5 à 10 questions sur la lecture du jour.
Ça a duré une semaine, le rythme devait être assez rapide et, de toute façon, les romans d’Agatha Christie sont assez courts. L’idée était aussi d’aller au même rythme que l’enquête.
Les retours ont été très positifs, c’est quelque chose qui se fait assez peu sur Bookstagram, et j’ai organisé à ce jour plus d’une dizaine d’éditions. L’intégralité des participants de la première session a voulu se réinscrire à la deuxième, puis à la troisième, si bien que j’ai dû étendre à 30 personnes, créer deux équipes qui s’affrontent…
Je pense qu’il n’y a pas de meilleure jauge de résultats que ça.
Pour des tips Insta (ainsi qu’une utilisation intelligente & raisonnée de l’outil) :
👀 On se fait une interview ?
Tu bosses dans le content marketing et t’as des trucs à raconter ? Une stratégie qui a déboîté sa tati (ou foiré, why not), une opinion pas piquée des libellules, une idée reçue que t’aime bien guillotiner, une astuce qui te fait gagner 870h par semaine ?
Viens, on en cause.
Intéressant hors-série ! Merci à vous deux d'avoir pris ce temps, car c'est très riche ! Ca fait du bien aussi de rappeler à quoi peut servir le marketing, que ce n'est pas qu'au service de marques là pour vendre des produits. Que la culture aussi a besoin de visibilité et d'engagement et que c'est clairement un secteur où l'émotion est pertinente. Plus que dans des packaging en glace pour Loréal...
Bref, merci ! (je vais continuer de lire tes autres éditions que j'ai loupées avec mon absence)
« stratégie digitale pour les producteur·ices de spectacles »: rien que l’intitulé me fait halluciner!
Le contenu est néanmoins très intéressant, qu’il s’agisse de signaux faibles ou autre « Club du mardi ».
Ça me renvoie évidemment loin en arrière, à l’ATheA, ou Atelier de Théâtre Antique, structure initialement universitaire et qui s’est progressivement professionnalisée, la structure ayant malheureusement éclaté.
On a pu jouer dans la grande salle du théâtre des Amandiers à Nanterre (le pire trac de ma vie, bien plus que les oraux de Normale Sup ou l’agrégation) ou des salles avec moins de monde qu’il n’y en avait sur scène (lors des grandes grèves de novembre-décembre 1995).
Il y a près de 10 ans, en juin 2015, Sandrine et Franck qui s’étaient rencontrés par le biais de la troupe ont fêté leurs 20 ans et je suis venu à la fête à Paris. Ça m’a tout de même fait bizarre de constater que tout le monde faisait carrière, plus ou moins bien, mais en vivait, ce qui définit le fait d’être professionnel.
J’avais conditionné ma venue à l’absence de notre ancien metteur en scène/auteur. Ce type avait de l’or entre les mains et il n’a pas su/voulu le faire fructifier.
Il y a quand même deux pièces qui ont été écrites sur mesure et n’ont jamais été jouées: un pastiche du milieu du marketing tournant à l’onirisme, D’accord, dans laquelle j’incarnais Boss, un tyrannique patron enseignant à ses employés le « smile-phone », et une variation sur Maurice Papon, L’affaire Capon.